février 2025 "Seul le Soi voit le Soi"
Voici le rêve de cette femme de 68 ans qui résume son travail actuel d'individuation. Il est à noter que les tragiques problèmes familiaux, vécus depuis sa petite enfance, n'apparaissent pas en tant que tels, car ce n'était pas le but du rêve qui travaille là pour son propre compte.
Je voyage avec mon plus jeune frère, installée à l'arrière de sa voiture. Il conduit, et une passagère se trouve à ses côtés. Mais à un moment je circule derrière la voiture, en fauteuil roulant. Je fais avancer le fauteuil en actionnant les roues avec mes mains à la force de mes bras ! Cela dure un certain temps. Je roule parmi les voitures en suivant toujours le véhicule de mon frère. Mais à un moment, il accélère et me distance. J'arrive encore à le suivre de loin mais je finis par le perdre. Je le cherche encore, cependant en suivant des voitures qui ressemblent à la sienne, en particulier une voiture blanche dont la forme élégante me plaît bien. Mais comme je ne connais pas les marques des voitures et que je n'ai pas en mémoire la forme de la sienne, je me place sur le côté de la voiture et regarde à l'intérieur pour voir s'il s'agit de mon frère. Cela dure un moment, en vain. Je continue ainsi de passer parmi les voitures, motos et vélos ... Et puis soudain, je me retrouve dans un village très ancien, je roule dans une rue très étroite, toute en longueur, pavée de pierres brutes. Les maisons aussi sont construites en pierres brutes. C'est très beau et impressionnant, vraiment très ancien. Puis soudain, toujours en fauteuil roulant, je me trouve dans une forêt, je roule au gré des talus, je monte et descends en manœuvrant mon fauteuil. C'est vraiment acrobatique, très physique, sportif. Certains talus se dressent presque à la verticale au point que je me demande si je dois descendre du fauteuil et le porter pour pouvoir monter. Mais soudain j'arrive dans une partie de la forêt plus dense encore où règne une totale obscurité. Je roule encore un peu mais à un moment je ne vois plus rien, je ne peux plus avancer. Alors je retourne en arrière et continue mon chemin à pied.
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Notre rêveuse voyage dans la « conduite intérieure » familiale avec toutes les intrications que cela suppose puisque c’est le dernier frère qui compose la famille qui est au volant. Mais les nombreuses années de travail intérieur font qu’elle décide de prendre son indépendance par rapport à ces déterminismes, en ayant son propre moyen de transport.
Un fauteuil roulant n’est pas une voiture. Sortir d’un contexte familial pour le moins difficile, fait que l’autonomie au sens symbolique est lente. La rêveuse est certes dans ce chemin mais encore comme une handicapée. Mais c’est ainsi que l’on commence un chemin vers le Soi, en se décollant lentement des déterminismes familiaux. Elle l’a courageusement fait « de ses deux bras », donc avec la force créatrice du mouvement de son animus intérieur. Au départ un peu perdue, elle suit encore le frère comme modèle premier de cet animus. La qualité de son travail intérieur fait que, petit à petit, l’image de cette projection s’éloigne – ce qui est vrai puisque dans la réalité, ils ne se voient plus.
Alors, dans une étape suivante de ses états de conscience, il faut bien « trouver une conduite » et elle cherche parmi les moyens de transport autour d’elle, quel serait celui qui lui conviendrait le mieux.
« Soudain », mot habituel dans les rêves qui signifie l’irruption de l’Inconscient, elle se trouve dans un village ancien, rue en pierre, chemin étroit, maison en pierre : toute la description révèle la découverte de ce qui est le plus ancien en elle, qui est dans les profondeurs terrestres : c’est « l’homme vieux de deux millions d’années » dont parle Jung, le monde des archétypes gisant dans son Inconscient transpersonnel. On pourra là se référer au schéma que j’ai placé en bas de cet article. Ce processus d’union du conscient et de l’inconscient est de l’ordre de la fonction transcendante pour que puisse advenir le ressenti du Soi en l’âme. Cette découverte du village ancien fait en effet accéder à une forêt, forêt des mystères et chemins tortueux dans la recherche de son chemin d’individuation. Comme l'écrit Jung, "la forêt est l'activité la plus frémissante de la nature". Elle monte et elle descend ... en elle-même, par l’image des talus que sont les voyages dans les profondeurs. Par ces allers-retours, elle fait monter l’inconscient à la lumière et en retour, sa conscience vient chercher de nouvelles images encore inconscientes. À un moment, le rêve dit que le fauteuil roulant n’est plus adéquat, elle sera dorénavant, elle-même, son propre moyen de transport puisqu’elle marche sur ses pieds : « Lève-toi et marche ».
Mais « soudain » - ce mot utilisé encore une fois montre qu’il y a un nouveau changement, un nouveau message-, la forêt est encore plus dense. Elle ne voit plus rien. C’est la ténèbre complète. Mais ce n’est pas un drame semble-t-il. Elle revient simplement sur ses pas. Qu’a-t-elle perçu ? Le Soi. Car seul « le Soi voit le Soi ». c’est aussi dans la ténèbre que Moïse perçoit Yahvé. Comment y voir quelque chose puisque la question est : comment le fini peut-il voir l’infini ?
Le Soi ici représente le centre d’un cercle :
1er cercle : le cercle familial
2ème cercle : la recherche personnelle parmi les symboles extérieurs (voiture blanche)
3ème cercle : la rentrée dans le monde des archétypes, principes formateurs de l’Univers.
4ème cercle : la rentrée dans la forêt de l’Inconscient et son combat
Centre du cercle : le Soi que l’on ne peut voir.
Fin du rêve : on peut cependant ressentir les effets du Soi car notre rêveuse retourne dans le monde, transformée. Par le passage au centre, notre rêveuse peut continuer son chemin sans handicap : elle a laissé le fauteuil roulant puisqu’elle dit revenir à pied dans le monde. C’est dire la force de ce moment numineux.
Le soi est semblable à l’image d’une plage qui ne peut avoir sa forme de plage que parce que la mer s’en est retirée. Et pourtant, elle était bien passée dessus ! La plage représente donc la conjonction entre le conscient et les instances inconscientes incommensurables. Étant passée par là, notre rêveuse marche dorénavant sur ses pieds alors qu’au début du rêve, elle était soit transportée par un autre, soit handicapée.
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Ce voyage hors du moi de la rêveuse me fait penser à ce que Jung dessinait en 1925 (cf Introduction à la psychologie jungienne, édit. Albin Michel 2015 p.247). Même si les critères ne sont pas les mêmes, car l’Inconscient dépasse nos normes de manière absolue, on reconnaitra les diverses couches qui nous font rejoindre le Centre de chacun. Ici la rêveuse a traversé plusieurs couches avant d’atteindre son centre. On notera avec intérêt le fait que « l’individu » et « les familles » font partie de ce qui est au-dessus de l’eau de l’Inconscient et qu’il est bon que tout psychothérapeute puisse ressentir les substrats plus profonds, au-delà d’une rectification comportementale familiale.