Dans le corps est la Pierre

C'est étonnant : chez certaines personnes, rares, centrées, alignées, je le sens. Littéralement. La pierre est en leur corps - elle habite leur plexus solaire, leur abdomen, tan tien ou hara, voire leur corps tout entier... chacun désignera ce lieu comme il le préférera. Quoiqu'il en soit, ils ont en eux ce centre de gravité, que matérialise la Pierre.

D'autres personnes sont telle ou telle pierre précieuse, taillée ou polie ou tranchante : un onyx noir, une agate jaune, un diamant. Mais elles ne possèdent pas pour autant ce poids, ce centrage, cette évidence de la Pierre incarnée.

Une lame d'onyx noir que j'ai connue, par exemple, était un homme fortement désaxé, dépressif, souffrait de tics faciaux et surtout de graves crises d'angoisse, étouffantes, qui le conduisirent à des séjours en psychiatrie. Il œuvrait de tout son être pourtant pour asseoir en son corps ce centre de gravité qui lui manquait: pratiquant et enseignant le Tai Chi, il avait même acquis une grâce d'autant plus touchante qu'elle ne masquait pas complètement les tremblements. Adepte du bouddhisme zen, où est tant recherché justement cet ancrage dans le hara, point crucial situé à trois doigts, dit-on, au-dessous du nombril, il s'imposait d'ardus sesshin - retraites de méditation intensive, dans le silence, pendant de longues semaines. Mais la pierre ne venait pas s'installer dans son abdomen. Il demeurait cette tranche d'onyx noir et nerveux.

Les personnes qui portent en elles la Pierre, chacune à sa manière, ont le discours clair, le sourire entier, ou, malgré le poids que leur confère la pierre, la démarche légère - comme s'ils flottaient ou glissaient sur leurs pieds - et en même temps complètement dirigée. Ce peut être des gens plus graves ou plus gais, plutôt intellectuels ou exerçant un métier manuel. Mais tous ont cette possession de soi, de Soi, qui justement n'implique aucune possession. Ils sont là, pleinement présents à eux-mêmes, à vous, au monde. On se sent grandi en leur présence, ils suscitent le respect et quelque part, le bien-être. On a soudain la liberté de naître à soi.

Nul besoin qu'ils ne parlent. La Pierre parle en eux.

Il suffit de les avoir en face de soi pour entendre leur Voie.

 

    Une autre manière de visualiser cette présence de la Pierre dans le corps, à laquelle "en bon alchimiste" on peut aspirer, s'est présentée à moi en rêve éveillé voilà peu :

 Au milieu d’une grotte sombre, se dresse, d’un blanc éclatant, une colonne grecque (je ne saurais dire avec certitude si dorique, ionique ou corinthienne, mais en tous cas avec rainures), soutenant en quelque sorte le plafond de la caverne, reliant le haut et le bas.

Puis, l'espace se réduit. La même colonne s'élève maintenant au sein d'un creux similaire, mais plus étroit et resserré. Serait-ce une verticalité de pierre passée d'un temple extérieur au temple intérieur du corps, où l'on espère qu'elle puisse peu à peu affirmer une douce force « d’albedo » ?



colonne




 

 

 

 

     

    La question se pose : la Voie de la transformation, de l’individuation, l’Œuvre alchimique, impliquerait-elle littéralement non seulement de la réaliser et la “contenir” en soi, mais de “devenir“ soi-même une pierre polie ?


    Cette colonne blanche, cadeau qui me vint du monde onirique, est à la fois arbre - cet archétype polysémique (arbre de vie - montée de sève - montée de la Kundalini - refuge de l’homme préhistorique contre les prédateurs ce qui nous aurait transformés en bipèdes debout...), colonne vertébrale et pierre - non pas, certes, ronde ou ovaloïde, comme on pourrait se la figurer. Celle-ci s’élève en hauteur, et plus qu’une pierre polie, c’est un objet architectural, travaillé, sculpté. Ainsi nous incombe-t-il de travailler et sculpter notre vie ? Elle peut rappeler les menhirs, les pierres levées, autres représentations de la verticalité lapidaire, certes laissées plus brutes.

    Souvent, c’est plutôt la pierre rouge, incandescente, qui m’apparaît : celle des émotions qui brûlent dans les entrailles, que ce soit d’indignation, de colère ou d’amour. Elle s’embrase dans l’athanor de l’abdomen pour y laisser, le temps venu, la cuisson achevée (peut-on imaginer un jour ce processus arriver à son terme ?), son reliquat de pierre refroidie, apaisée – un concentré de vie.

    Cette pierre vive là n’est pas polie comme la colonne, ou comme les visions que reçoivent certains rêveurs de pierres parfaitement lisses et arrondies. Elle est davantage la roche du shaman que le marbre du moine à la vie réglée, plus dionysiaque qu’apollinienne.

    De ce processus de cuisson au rouge ne peut émaner, au bout du compte, qu’une pierre volcanique, fruit de la lave du volcan intérieur qui fait éruption en nous.

    Je me sens en fait plus proche de cette pierre-là, « glühend heiss »*, et dont la forme baroque logerait bel et bien dans le tan tien, dans les chakras d’en bas.

    Elle alimente aussi le système énergétique qui nourrit la voix des agissants – en souffle, en feu, en émotion - proches que nous sommes par certains aspects de notre pratique de celle des arts martiaux de l’Orient

    Et pourtant, il me faut comprendre pourquoi cette colonne si parfaitement blanche et sculptée est venue me visiter. Sans doute ai-je à mieux travailler, ciseler, divers aspects de ma vie, et ne pas laisser la pierre volcanique sévir à tout moment en moi… D’ailleurs, ces derniers temps, certaines situations semblent bénéficier de plus de sérénité, et je note que mon dos se redresse quelque peu, cherche à tendre plus clairement vers la verticalité, ce qui fut toujours un important combat au vu d’une lordose assez prononcée.

    En marchant ce 15 octobre 2022 dans le petit bois près de chez moi, j’atteignis le croisement du sentier et de la rue, d’où, si je tournais à gauche, je serais arrivée au couvent. Au coin de sa muraille, se niche en haut de quelques marches et derrière une vitre, une petite statue de la Vierge Marie. Une statuette toute simple, en plâtre, arborant un joli minois de jeune fille et entourée de quelques brins de fleurs artificielles. Malgré le côté un peu « kitsch » de cette installation, elle attire, et j’avais coutume d’y passer, peut-être en particulier pendant la crise sanitaire – moi qui ne suis ni catholique ni aucunement chrétienne – pour parler avec Myriam-Meryem-Marie. Mettons, en quelque sorte, pour prier. Le sentiment religieux très fort qui m’anime depuis mon enfance au sein d’une famille complètement laïque, n’a jamais su dresser le moindre mur entre les chapelles… je peux entrer en prière ou méditation autant dans une église que dans un temple, une synagogue ou une mosquée, et bien entendu - me sentant avant tout « bouddhisante » - une pagode. La nature restant cependant pour moi la plus grande des « églises », je peux passer des heures à contempler le grandiose et apaisant flux et reflux de la mer, ou à m’émouvoir des couleurs et contours se détachant avec une netteté magique dans la forêt au crépuscule.

    Et voilà que je me rends compte, me promenant en ce jour récent, que cette « union mystique » avec la nature me suffit actuellement, que je ne suis plus allée depuis un bon moment saluer ni rechercher l’aide de la petite Marie de plâtre.

    Je me demande si la colonne d’albâtre, extérieure et surtout intérieure, ne l’aurait pas, sans la supplanter dans son rôle de mère miséricordieuse, remplacée...

 

                                                                       Alison Kamm

                                                                                le 14 février 2023

 

 

* cette expression allemande traduite simplement par brûlant, est en fait intraduisible. Elle donne ce sentiment à la fois de chaleur et de lumière incandescente – que sa sonorité vient nous faire voir et entendre.