Novembre 2021. Liber novus de Jung, dit « Livre rouge »

 

 

         Une catastrophe climatique se précise que je ressens même dans ma maison, obligés que l’on est sur certains points, à y changer notre manière de vivre. La sobriété qui en résulte est même un plaisir. 

         Une mondialisation qui ne fut comprise à partir de 1945 que de manière financière donc prédatrice, nous renvoie sa gifle et le nationalisme se manifeste partout.

         L’art populaire est noir pendant que l’art qui connait le renouveau de la science quantique est dans une « joyeuse incertitude » pleine de promesses (cf.Thierry Magnin).

         L’archétype-Dieu est partout dispersé sans coagulation possible pour le moment.

La cruauté règne en maîtresse.

L’effet-miroir est saisissant avec…

 

… Le Livre rouge

         Jung a écrit cet énorme grimoire qu’il a stoppé dans les sables de sa psyché en 1928 comme Goethe qui n’est pas arrivé à clore son poème « les mystères ».

         De nombreux travaux ont été réalisés sur ce Livre rouge auxquels chacun peut se référer car mon but n’est pas d’y empiler un énième commentaire.

         Je souhaiterais plutôt exprimer ici un ressenti eu égard à mon contact avec les rêveurs.

         Ce Livre rouge écrit des rêves que la raison aurait du mal à accepter. On y lit des fantasmagories et des dialogues qui pourraient faire peur à celui qui les produit, et même Jung s’en est inquiété. On prend cependant bien conscience que chacun de nous peut être traversé par ces visions, cet imaginal, ces rêves tournant au cauchemar, comme une colère divine, une énergie divine que Jung nomme l’Abraxas voulant se manifester à l’homme.

         Jung dans une première étape voulut s’apaiser en réécrivant ses paroles dans une langue gothique magnifique, ornée de début de chapitres à la façon des enluminures monastiques médiévales. Il y ajoute des mandalas et des emblèmes qui font l‘admiration. Cette solution artisanale était donc une première solution. Elle légitime la manière de faire de certains rêveurs de s’apaiser non tant dans la distraction et l’amusement que dans un apprivoisement mutuel et lent entre les mots du rêve et le rêveur. On pense aussi en 2021 à quelque technique corporelle ou expression matérielle artistique.

         Cependant Jung pensa ensuite que la recherche et la science pouvaient effectuer un second niveau de conscience. Ils se rendit compte que ses propres rêves étaient transcendés (= traversés pour une élévation) par le monde des archétypes. Pour chaque rêveur en 2021, la compréhension d’un cauchemar ou d’une fantasmagorie peut donc être reconsidérée au niveau de l’archétype afin d’en réduire la lourdeur affective. Certains rêveurs sont apaisés par cette solidité d’une catena aurea dont il ferait partie : d’autres avant lui avaient connu ces mêmes visions et les ont transformées en expérience spirituelle ou, pour paraphraser Etienne Perrot, ils ont créé leur « mystique de la terre » en réunissant « des étoiles et des pierres ».[1]

         Après avoir pris en main un de ces deux bastingages précités, le rêveur peut cependant se poser la question : pourquoi ces rêves chez moi ? Pourquoi sont-ils arrivés à ma conscience ? Y aurait-il une rectification à opérer chez moi ?

 

L’enfer à pas de loup

 

         En général, l’éveil apocalyptique d’un rêveur est toujours prudent. Il arrive quand la conscience est prête à recevoir ce type de messages. À l’interprète d’écouter les « soudain » d’un rêve. Finesse de l’écoute car il doit percevoir que le rêve travaille pour son propre compte, qu’il ne répond pas au contexte superficiel du rêveur. À ce moment donc, les petites descriptions, les scénarios exposés contiennent un mystère latent qui force l’attention. Pour ces moments cruciaux, Jung écrit dans le Liber novus : « Sois très prudent avec les mots, choisis les bien, prends des mots sûrs, des mots sans piège, ne les relie pas les uns aux autres afin qu’aucune toile d’araignée ne se tisse, car tu serais le premier à t’y accrocher. Au bout des mots, tu remontes le monde souterrain à la surface. Le mot est la chose la plus insignifiante et la plus puissante à la fois. Dans le mot confluent le vide et le plein. C’est pourquoi le mot est une image de Dieu. »[2]   Ceci vaut autant pour la restitution du rêve que pour le choix des mots par l'interprète.

          A la suite de ce genre de rêve cauchemardesque, il m’est arrivé d’inciter des rêveurs à revoir généalogiquement leur passé et ce, s’il y a concomitance avec des rapports familiaux franchement anormaux. Certains drames mettent six ou sept générations à s’épuiser. La ‘patate chaude’ se repasse, parsemant maladies mortelles précoces et suicides entre 15 et 50 ans. Un exemple de ‘patate chaude’ transmise : un frère n’a jamais dit à sa sœur qu’elle était issue de… (permettez mon silence). Il le sait, elle ne le sait pas. Un enfant de cette mère s’est suicidé. J’ai demandé au frère s’il parlait avec sa sœur et sa réponse fut : « Qu’elle se conduise mieux ! » … …Donc rien ne se résout.

            Les mêmes recherches dans le passé peuvent être faites quand un « défaut familial » rentre dans un rêve alors que la personne a une image idyllique de celle-ci.

          Les choses n’étant jamais évidentes, il est aussi possible de prendre les mots « recherche généalogique » comme une métaphore des sédimentations souterraines qui gisent chez le rêveur comme une accumulation du passé sans que l’on puisse revenir à un évènement réel familial. Le rêve saura nous le dire petit à petit.

          Quant à Jung lui-même, il a eu en 1912-1913 des visions de millions de morts mais il ne pouvait les comprendre qu’a posteriori naturellement. Comme dit madame Guyon : «Dieu a mis en vous un fond incomparable pour l’abandon, et c’est tout ce qu’il faut. Ce seront ces Volontés cachées qui feront dans la suite votre supplice, car elles seront si cachées qu’elles ne se manifestent qu’après leur accomplissement. Je vous souhaite un bon voyage »[3] . Il en est ainsi de cette mise en route que Jung fit à partir de ses visions.

          Personne ne peut dire qu’il a des rêves prophétiques car c’est une tentation égotique à la manière d’Atlas voulant soulever le monde. Il y a beaucoup d’Atlas appelés ‘complotistes’ qui mesurent le monde à leur propre petite mesure. Dans ce cadre, l’homme est la mesure de l’homme. Le « je fais ce que je veux » est mesuré à l’aune individuelle et non de la personne.

          Heureusement pour nous Jung a décidé de les prendre à son niveau personnel.

          Oui, il faut tuer le héros qui est en nous pour une marche vers la plénitude humaine. Mais le projeter en l’autre en 1914-1918 était la règle. Et si l’humilité s’était faite à un niveau personnel, on aurait vu que l’ennemi était une image du « moi héros » qu’il fallait tuer en nous. Ce qui légitime sa position réitérée d’avant 1939 qui consistait à dire que la paix dépendrait du nombre de ceux qui font le travail intérieur.

          Et s’il n’y avait que cette mission ! Dans le Livre rouge, l’âme parle tout le temps pour presser le rêveur d’examiner sa folie, celle qui bouillonne comme une bête non apprivoisée. On n’est pas là dans le comportementalisme mais dans une rectification universelle, une prise en main des déterminismes, une acceptation de la cruauté animale car ainsi est la vie.

          Quand un rêve est désagréable au regard de la raison, c’est qu’il désigne la pierre abandonnée, le lépreux au fond du trou. Donc, comme l’écrit Jung, un rêve est une grâce car il prend en charge cette pierre et ce lépreux.

      

          Sortir de l’enfer

          Il n’y a pas de chemin « pour en sortir ». Encore le Livre Rouge : Rédemption, murmurai-je. Une voix inconnue parle : « ici il n’y a pas de rédemption, mais vous devez vous comporter calmement, sinon vous allez déranger les autres. C’est la nuit et les autres veulent dormir » je vois qu’il s’agit de l’infirmier. La salle est faiblement éclairée par une petite lampe, et la tristesse pèse sur la pièce.

Moi : « je n’ai pas trouvé le chemin »

Il dit : « Vous n’avez pas besoin maintenant de chercher de quelconques chemins. »

Il dit la vérité. Le chemin ou quoi que ce soit sur quoi l’on marche, c’est notre chemin, le bon chemin. Il n’y a pas de chemins tracés qui mènent à l’avenir. Nous construisons les routes en marchant.[4]

     Il n’est pas le seul à le dire, il n’a rien inventé. Quand vous regardez le tableau de la Joconde, n’est-on pas intrigué par ce pont, seul objet humain digne d’être dessiné par da Vinci comme un pont entre deux pôles, comme une résolution de la dualité ou au moins, l’encouragement à devenir des pontifes. Plus encore, avons-nous remarqué que ce pont n’a aucune route d’origine ni de direction ? Comme si cela suggérait au pontife l’entrée en Mystère dont parle Hadewijch d’Anvers : « c’est pourquoi ils se hâtent, ceux qui ont entrevu cette vérité sur le chemin obscur non tracé, non indiqué, tout intérieur »[5]. Cet envers du monde, cette éternité ne peut être un concept, elle est une émotion fondatrice, un numen.

 


 
   

         Accepter ce qui doit mourir en soi – au minimum des convictions et habitudes – pour qu’au même moment, une aurore se lève : aurora consurgens.

         Ah non, je me trompe ! Non, ne les laissez pas tomber ! Endossez vos convictions et vos habitudes pour vous mener à cette lumière d’abord dans le noir, ne les fuyez pas. Il n’y aura pas de céleste consolation. Même Jésus ne l’a pas compris : « mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Il a même fait une autre erreur : laisser le diable dans le désert. De ce fait, il fut libre, il court toujours, il n’a pas été apprivoisé.

         Et pourtant dans un coin du rêve, il y a l’arme de la délivrance à l’endroit même où tout était noir. C’est comme ça. C’est sans pourquoi.

 

Le père Pierre Teilhard de Chardin

         À plusieurs centaines de kilomètres de là, un jeune prêtre écrit : « La nuit tombait tout-à-fait sur le Chemin des dames. Or voici qu’en me retournant pour apercevoir une dernière fois la ligne sacrée, la ligne chaude et vivante du Front, j’ai entrevue, dans l’éclair d’une intuition inachevée, que cette ligne prenait la figure d’une Chose supérieure, très noble... Et il m’a semblé, à cet instant, que j’étais devant cette Chose en train de se faire, pareil à une bête, dont l’âme s’éveille, et qui perçoit des groupes de réalités connexes, sans pouvoir saisir le lien de ce qu’elles représentent. »[6]

            La cruauté y régnait pourtant en maîtresse.

         Plus loin dans le livre, il nous délivre son célèbre Hymne à la Matière[7].

         Un détail qui révèle la mystique de la terre chez Teilhard : avons-nous remarqué le nombre de majuscules qu’il donne aux mots !! Non pas comme un idéalisme superfétatoire, mais à la façon de Luther qui décida pour la langue allemande qu’à toute chose, toute matière, une majuscule devait être posée. C’est pourquoi la langue allemande est fondamentalement religieuse. Ces deux auteurs, Teilhard et Jung avec leurs chemins différents, pensent que toute chose est de l’ordre de la création divine et qu’ils méritent donc une majuscule.

         Mais passé cet élément les réunissant, il faut se tourner à gauche de cet Hymne à la Matière. Comment se fait-il que personne ne lise ce qui est écrit juste avant cet hymne et qui fait partie du même chapitre ? Aurait-on peur de quelque chose ? Combien de temps allons-nous nous voiler la face ? Je ne citerai que quelques extraits ayant une communauté de pensées avec le Livre Rouge : « Baigne-toi dans la Matière, fils de l’Homme – plonge-toi en elle où elle est plus violente et plus profonde ! Lutte dans son courant et bois son flot ! C’est elle qui a bercé jadis ton inconscience ; c’est elle qui te portera jusqu’à Dieu....un lourd manteau glissa de ses épaules et tomba derrière lui : le poids de ce qui est faux, d’étroit, de tyrannique, d’artificiel, d’humain, dans l’Humanité... L’Orient naissait au cœur du Monde. L’Homme tombait à genoux dans le flot qui l’emportait.

Et il dit ceci : » … (Suit alors l’Hymne à la Matière).

 

Conclusion

Jung avait « vu » en 1913, Teilhard y était en 1917.

Excusez-moi, chers fontainiers et lecteurs, dans certains cas :

Heureuse la cruauté car s’élèvera la délivrance. La Felix culpa de saint Augustin est une nécessité pour une transformation, une régénération, une émergence.


 Pour cet article si sévère, je reste d’autant plus à votre disposition : gaeldekerret (arobase) gmail.com

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] Voir catalogue éditorial des éditions de la Fontaine de Pierre : Accueil - La Fontaine de Pierre

[2] Liber novus édit L’iconoclaste 2011 p.299

[3] Madame Guyon et Fénelon, la correspondance secrète, édit. Dervy 1982 p.190

[4] Liber novus édit L’iconoclaste 2011 p.299

[5] Écrits mystiques des béguines, édit. Le Seuil 1963

[6] Écrits du temps de la guerre (1916-1919) édit. Grasset 1965 p.213

[7] idem p.444